Le collier romain
Je suis à l'aube d'une vieillesse qui m'effraie, m'effleure de ses tentacules voraces. Mon corps se flétrit, aspire à vivre enfin, à s'enivrer de fortes sensations, à s'imprégner d'odeurs suaves et piquantes. J'ai toujours vécu par procuration, toujours le regard baissé, se tenant bien, bien éduquée, attentive aux autres, se tenant dans l'ombre, laissant toujours mes désirs les plus obscurs soigneusement remisés dans l'armoire, n'osant pas même les aérer de temps à autre.
J'ai porté mes enfants avec abnégation, me persuadant que c'était mon destin, me regardant m'abimer inéxorablement pour faire follement naître de nouvelles âmes, obéissant à cette stupide horloge biologique, à la conservation de l'espèce.
On m'a félicitée, on m'a flattée, on m'a enviée mais j'ai toujours été indifférente à la sacro-sainte maternité, à cet instinct couveur, à l'admiration sans limite de ses rejetons.
J'ai joué vaillamment le jeu, fait bonne figure, fait semblant d'aimer mon statut de génitrice, accepté le nouveau grade, arboré les barettes de l'ordre de la mère triomphante.
Mais je m'ennuie.
Je les aime, les regarde avec tendresse s'épanouir, les gronde souvent, attentive à leur éducation, à leur bien-être, à les cultiver. Je fais attention à leur mise, les lave, les couche, leur raconte des histoires, leur fait écouter de la grande musique, veille à leur équilibre alimentaire.
Les jours, semaines, mois et années ont passé et me voilà passée à côté de ma vie, insatisfaite et affamée.
Mon envie de m'agenouiller, de voir ma peau fleurir de marques de domination n'est plus dissimulable.
L'ennui monocorde et rassurant qui flanque mes journées m'insupporte mais je n'ose hurler ma désillusion.
Peur de croiser des malhonnêtes, peur d'être déçue, peur de me mépriser. Ne plus pouvoir se regarder en face, être utilisée sans connaître le frisson, être abandonnée souillée sans avoir eu le temps de rendre grâce.
Avant que les rides ne fissurent à jamais ma peau, que l'attraction terrestre n' achève son oeuvre de destruction passive, je veux Lui donner mon corps, mon âme, mon esprit. Me fondre en Lui, devenir Sa servante, rire avec Lui, Le craindre et brûler de désir.
Lui écrire des pages de punitions exaltées, de passion mystique, me dépasser, attiser Son envie comme Lui saura faire naître l'envie.
Impossible de Le trouver. Je laisse pourtant mes rêts flotter dans mes eaux pour Le convaincre de poser Ses yeux sur moi.
Je suis déjà trop âgée et pourtant incapable de renoncer, pleine d'envie, infiniment malheureuse.
Seulement capable de feindre la félicité, de surjouer mon rôle d'épouse, mais si vide si creuse.
Cette semaine est plus dure que les autres.
Coupée de mon monde fantasmé, des remparts quiets savamment échaffaudés autour de mon piètre quotidien, des instants rassurants, vitaux pour effacer partiellement la vacuité pesante.
Je suis en vacances dans la Cité éternelle. Une ville que j'ai tant rêvée et que je découvre bercée par la langue italienne que je m'évertue à comprendre.
Les sites se succèdent; je m'abrutis de mouvements, d'images pour oublier l'échec de ma vie, cette envie qui veille et n'abandonne jamais.
Cette après midi, je marche jusqu'à l'épuisement, courant après les garçons turbulents qui jouent sur le trottoir, indifférents à la réputation, aux regards réprobateurs. Une belle journée chaude et indolente.
Toutes les marques de l'opulence bourgeoise moyenne. Assez d'argent pour voyager, assez pour s'octroyer des plaisirs quotidiens, assez pour donner à raconter au retour.
Voyage sans risque, dépaysement à moindre frais dans un pays civilisé, bien cadré.
La jolie petite famille unie et propre se dirige vers la Piazza del Popolo. Encore une réalisation du Bernin dont je suis scrupuleusement les traces depuis mon arrivée.
Je ne vois rien d'abord, me retourne et découvre l'écran majestueux des deux églises élégantes de Santa Maria in Montesanto et sa jumelle trafiquée veillant maternellement sur le grand obélisque au centre de la place.
C'est alors que je la vois, la reconnais.
Une femme magnifique, pas très jeune mais d'une allure folle. Une brune en tailleur clair se tient sagement debout, juchée sur des escarpins aussi hauts que de bonne facture. Cette femme est extrêmement racée, de longs cheveux ondulés lachés sur ses épaules.
Une femme-écrin portant un large collier de cuir à anneau, une véritable soumise romaine qui se tient là, en plein jour, seule au milieu d'une foule colorée, étrangère à son mode, à ses rêves.
Une femme qui vit sa sensualité, esclave d'un homme dont elle accepte la suprématie en toute conscience, dont elle arbore le signe ostensible de possession.
Comme un subtil rappel, un signe des dieux posé là au milieu de mon existence que je veux impeccable. Une égratinure à la belle image, le sceau tangible de ce que je n'ose devenir.
Je la regarde, lui souris. Je l'ai reconnu, comme une image en miroir.
Son sourire en retour ne saurait mentir. La femme que je voudrais être sourit à celle qui n'a pas encore osé.
Un battement de cil. La magie s'évanouit. Je rejoins les garçons sans me retourner.
Ce moment n'a duré que l'espace d'un souffle, le temps d'une respiration.
Un moment vital, empreint d'une signifiaction. Un hasard qui ne peut en être un.
Son Maître reste invible. Je le cherche des yeux.
Sa présence ici est-elle le résultat d'une humiliation voulue, d'une punition, un simple retard à un rendez-vous ?
Je l'imagine, arquée sur des draps chiffonnés, son corps mince offert, abandonnée sous le regard insistant de son homme, agenouillée dans l'ombre d'un appartement surchauffé, obéissante et comblée.
Heureuse d'obéir, douée pour les jeux d'alcôve, sublime dans sa soumission, pleine et épanouie.
Je l'ai rencontrée au moment où j'hésite le plus, où tout se bouscule, tout est sujet à réflexion.
Son image me hante. Je me retourne une dernière fois pour prendre une photo de cet instant. Elle n'est plus là.
Je porte la main à mon cou dénudé...