La vestale du phare (deuxième partie)

Moment d'éternité, court laps de temps?

Ni Damien ni Cécile n'osent, intimidés par leurs désirs, pétrifiés par ce tumulte indécent.

Seul l'enfant s'agite dans son siège grillagé et fait revenir la femme à la raison.

Damien la regarde reprendre ses esprits, ne sait comment la retenir sans paraître grossier, indélicat. Doit-il lui avouer son trouble intense quitte à la perdre, la choquer, la laisser s'éloigner sans dire un mot ?

Tout va très vite. Ils parlent jusqu'à s'étourdir, se couvrent de mots, s'étouffent, se frôlent des yeux.

Le garçonnet s'impatiente, demande son père.

Cécile se réveille brusquement, regarde sa montre. L'heure qui lui est dûe est largement écoulée.

Jamais elle n'a eu un retard dans sa carrière de mère exemplaire. Elle doit laisser Damien sur le parking.

Comme des collégiens en faute, ils échangent leur téléphone, leur adresse électronique, se sourient libérés.

Chacun rentre de son côté, émerveillé par l'élégance de l'autre, en manque d'elle, de lui. Tant de choses à se dire, tant d'étreintes à venir, d'abandon non simulé, de capitulation majestueuse, tant à s'avouer sans fard, tant d'envies à formuler.

Damien sourit en mettant le contact.

Cécile lance un baiser conquérant à son image transfigurée dans le rétroviseur.

Chacun rentre chez soi, éblouis, grisés, frappés de stupeur.

Elle se prend à rêver, à songer à la ligne virile de sa mâchoire grisée, à son regard sauvage.

Il songe à la ligne un peu molle de sa bouche, à l'imperfection de sa peau qui la rend si émouvante.

Cette femme n'est même pas belle, à peine gracieuse mais sa souffrance et son maintien naturel le touchent. Une sorte d'alter ego, une femme dans laquelle il pressent l'abnégation et le désir de servir. Une envie brute, sans fioritures.

Une ilote qui n'aura de cesse de le combler s'il sait la charmer, une servante impassible et obéissante qu'il veut faire jouir.

Elle lui donnera davantage que son corps; elle sera domestique et muse, asservie et inventive, reconnaissant à la fois son autorité et sachant le surprendre.

Ils s'écrivent à tout moment de la journée, s'attendent, s'appellent.

Il lui demande une nuit, un week-end.

Elle se dérobe, prétexte son mariage, s'enfuit pour enfin accepter anéantie.

Le rendez-vous est pris au Verdon en ce matin de janvier frais et piquant, sur ce petit embarcadère en planches de fortune.

Un petit bateau de pécheur à moteur coloré et abîmé.

Cécile ne sait pas très bien faire la différence. Les détails techniques lui échappent. Elle sait juste que Damien va surgir du brouillard, la faire monter à bord sans un mot et qu'elle le suivra.

Après ce ne sera qu'inconnu et surprise. De ces surprises amoureuses qui égaient l'existence et dont raffolent la littérature de gare et les comédies américaines.

Sauf qu'ici Cécile sait qu'elle ne sera pas décue par un bouquet de roses ou une boîte de chocolats. Damien saura la ravir, la choyer, la polir en devinant le plus obscur de ses désirs. Elle n'aura pas à la remercier, à faire semblant. Elle lui donnera sans réfléchir comme un animal reconnaissant lapant la main du Maître, en fera son souverain de droit naturel, Le roi de sa vie ratée.

Neuf heures. Le bateau ronfle, la houle est modérée.

Cécile regarde vers le large, confiante. Elle est montée sur cette embarcation sans appréhension après avoir un peu greloté dans la brume matinale. Elle se retourne vers lui, le couve du regard.

 Damien est resté dans la cabine, parlant un peu fort avec le pilote pour couvrir le bruit du vent. Il est nerveux et gronde un peu soucieux. Son visage s'éclaire en la voyant le scruter, sa compagne de quelques heures ou de toute une vie.

Elle le regarde intensément pleine d'espoir et exigeante. Tout son corps est dans l'attente, tendu.

Comme saoûlée et intimidée.

Au loin s'élève la fière silhouette du phare de Cordouan.

Colonne ouvragée aussi belle que fragile, surnommée pompeusement "Le Versailles des mers", son apparence élégante impressionne dans l'estuaire de la Gironde où les eaux du fleuve et de l'Océan se mêlent lascivement et s'entrelacent avec furie.

Cécile frissonne. Elle a beau vivre dans la région depuis des années, jamais elle n'a visité ce chef-d'oeuvre. Elle n'en sait que peu de choses d'ailleurs: c'est un phare du XVIIIe qui n'a plus de gardien affecté depuis quelques années mais qui attire des foules de touristes chaque été.

Sémaphore abandonné pour cause de modernisme automatisé, il veille seul désormais au trafic mondialisé des bateaux qui croisent au large.

" Tu es belle Cécile, avec tes cheveux malmenés par le vent. L'air marin rosit ta peau, fait briller tes yeux. Tu sembles enfin respirer, vivre pour toi et non plus pour les autres, par les autres.

Je te contemple depuis notre départ et je sais que tu es Celle qui va incarner mon rêve le plus fou, que tu es la seule à pouvoir endosser le rôle que je te réserve, le rôle de ta vie et de la mienne aussi ".

Damien l'attire vers lui, l'entoure de ses bras en fixant le phare qui grandit de plus en plus. Il l'embrasse distraitement, reste sur la réserve.

Peut-être la présence d'une tierce personne ? Ou est-ce l'imminence de la réalisation de son espoir le plus incroyable ?

Le bateau accoste sur la petite jetée de pierre découverte par la marée basse. Damien aide Cécile à descendre, la garde dans ses bras et marche à grands pas dans l'eau glacée. Un silence oppressant règne ici déchiré par les criaillements des mouettes espiègles.

La mère de famille retrouve l'usage de ses pieds sur un peyrat  englué d'algues vertes et chevelues, ponctué de flaques scintillantes. Pas très loin, l'écume de vagues carnassières  s'écrase à rythme régulier, encore un peu en retrait attendant l'heure fatidique . Partout l'eau mugit prête à reconquérir les terres mises à nu.

Un panier sous le bras, l'homme commente leur avancée, s'enquiert des sensations de sa compgne. Il veut tout savoir, tout voir.

Ils atteignent enfin le sous bassement du phare, la couronne qui résiste aux assauts incessant de la mer.

Visite cachée, particulière, hors saison.

Plus personne ne sait où se trouve Cécile. Elle a donné son téléphone à Damien. Elle est prisonnière de cet homme qu'elle ne connait que si imparfaitement.

Des nuages s'amoncellent et ternissent la luminosité de cette belle journée hivernale.

Elle ne sait  plus si la solitude lui pèse soudainement ou si elle prend conscience que sa vie va prendre un autre tournant.

Damien se retourne, l'invite à le suivre, le visage fermé.

"Tu es ici chez moi. Tu  deviens à ce moment la première vestale du phare de Cordouan.

Un sacerdoce choisi, une aventure consentie.

Ici et maintenant, tu deviens mon esclave, la gardienne de ce lieu, celle qui n'aura de cesse de scruter l'horizon en attendant ma venue, celle de mes rares amis. Celle à qui j'ordonne de veiller sur ce plateau rocheux et de me vouer un culte jour après jour , nuit après nuit. Je t'intime l'ordre de veiller sur ce caillou battu par les flots colériques de l'océan.

Tu veilleras à conserver vivant le feu de cette passion naissante, à l'écart du monde, servante de chair en robe de soirée et escarpins, la stola contemporaine.

Je deviens le centre de ton univers, ton tortionnaire, ton geôlier, celui qui t'anime et saura t'aimer comme il se doit.

Tu as encore le choix.

Retourner à ton existence quiète et insipide ou celle de dévôte, où je serais le seul à t'honorer, à t'initier à ce que tu n'aurais même pas oser demander.

Tu as la journée pour te décider. Fais le vite. Demain je serai reparti. Avec ou sans toi.

Cette journée ne sera qu'une histoire sans lendemain ou le début d'une histoire peu conventionnelle, singulière et unique.

Cécile regarde Damien interdite. De quoi parle-t-il ? Pour qui se prend il ?

Elle ne sait plus comment elle est entrée mais la voilà au pied de cette colonne gigantesque. Curieuse, elle voudrait savoir ce qu'elle peut trouver au sommet, au bout de l'ascension.

Longue et pleine de rebondissements, son démiurge en a certainement décidé ainsi. Une série de mises à l'épreuve pour tester son habileté et son aptitude à obéir.

Un escalier plein de vices et détours, une montée excitante, délicieuse et effrayante.Damien n'aurait pas pu trouvé mieux comme décor et métaphore de sa soumission.

" Je t'attends en haut. Habille toi" dit-il en montrant une vilaine chaise. La laissant muette, il monte les marche sans un regard en arrière emportant son mystérieux panier.

Cecile sort de sa torpeur et se décide à jeter un coup d'oeil sur les vêtements choisis.

Sur une chaise un peu rustique sont pendus de magnifiques bas noirs et soyeux, sûrement très onéreux. Une large bande de dentelle ouvragée orne le haut de la jambe, subtile décoration qui habillera sa cuisse encore rougie par le vent du large.

Elle déplie ensuite une longue tunique simple d'un grège avantageux, drapé antiquisant et fluide qu'elle fait couler le long de son corps.

Elle ajuste les jarretières assorties, vérifie que les coutures soient en place, cherche des yeux les chaussures et les bijoux qui sublimeront la tenue. Elle n'en trouve pas et se résoud à rejoindre pieds nus son amant qui doit les garder près de lui.

Ses pieds simplement voilés de noir, elle entreprend de gravir l'escalier, sent le désir se propager toujours plus intense à chaque degré, se demandant ce que lui réserve l'étage supérieur.

La pierre est froide mais cette morsure répétée lui donne envie de souffrir davantage. Cécile se redresse et veut oublier l'air glacé de janvier qui fait frissonner sa peau et sa poitrine.

Un premier appartement à l'étage vide. Pas de traces de Damien.

Un second étage. Là une chapelle couverte au sol de marbre noir du plus bel effet. Des guirlandes généreuses au mur encadrant des cartouches.

Une douce lumière filtrée par des vitraux colorés.

Comments

[Krikri73]

Original comme lieu et comme aventure. La marée semble sommeiller encore un peu avant de se déchaîner ! Le phare risque de s'illuminer de plus belle ! Vite la suite FLore !!

[Erik Torrent]

Voici une suite tout à fait digne de mon amie Flore ! :)

Et quel cadre somptueux pour une histoire bien partie pour l'être aussi ;)