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Faunes & Flore
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Faunes & Flore
22 septembre 2020

Petite souris

Une photo de classe cornée abandonnée sur une pile de journaux oubliés. Une photo où on reconnait ta jolie frimousse d'enfant aux yeux tristes. Tu poses sérieusement, debout, les bras croisés, le sourire discret pour ne pas découvrir tes dents. Il devait t'en manquer une ou deux. Par coquetterie, tu ne veux pas montrer les brèches de ta bouche. Tu as vécu cette période avec souffrance, tu me l'as avoué, une fois, un peu assoupie après une soirée agitée entre amis comme toutes ces fêtes sans véritable sens. Là, désarticulée par la fatigue, tu m'as raconté ta peur de ne pas retrouver tes dents emportées régulièrement par une petite souris effrontée, émissaire mystérieux d'une force terrifiante et incontournable qui semble arracher la dentition de tous les enfants du monde. En concluant un pacte sordide avec toutes les générations de parents complices, l'ongulé offrait en retour un cadeau dérisoire contre le précieux émail avant de disparaitre sans bruit. Où allait-elle avec toutes ces quenottes ? A qui les livrait-elle et pour quel usage ?

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Tu frémissais alors, seule avec tes peluches silencieuses, en inventant la maison, les habitudes du commanditaire. Il était beau, de noble apparence, châtelain ou chevalier, d'une élégance inquiétante et se livrait à d'occultes occupations en calibrant avec minutie chaque livraison. Dans des boîtes en carton gaufré échouaient les incisives tranchantes, les canines pointues et peu usées étaient à leur tour fichées dans une étoffe cramoisie et enfin les molaires sagement rangées dans une boîte recouvertes d'un cuir d'autruche, prisonnières d'un papier de soie crissant comme de jolis petits fours. Ce mystérieux collectionneur ne vivait  que pour ces dents, mais qu'en faisait-il ? Tes jeux ne trangressaient jamais la limite que tu t'imposais; ta peur d'enfant n'osait pas inventer davantage. Tu restais ainsi frustrée, sans réponse à tes inquiétudes.

En regardant cette photo que je viens de trouver en montant dans ce grenier sans ta permission, je retrouve cette tristesse qui t'habite en permanence, cette réserve qui t'éloigne des autres, qui les impressionne aussi un peu.Tu sais que l'on aime pas ceux qui dérangent, ceux qui grippent consciemment la courses au bonheur obligatoire. Pourtant, tu souris, tu danses, tu parles et parfois, tu ris. Mais même là, ton rire est exagéré, brutal, carnassier, décalé. Tu inquiètes et tu inspires le refus, l'oubli malgré lui. On biffe ton nom des listes des invités. Tu as appris à vivre avec. Ce monde ne te concerne pas. Il faut dire que tu cultives désormais cette apparence de bête fauve qui guette ses proies.

Et c'est cette fêlure que tu cherches à enfouir et qui frappe inconsciemment la bonne société qui te croise que j'aime et qui m'a rapprochée de toi. Tu m'as accueilli d'abord avec défiance, croyant que je cherchais à te berner pour mieux m'en glorifier à tes dépends un peu plus tard. Puis, tu as abdiqué avec douceur et j'ai pu vivre à tes côtés dans une sorte d'indifférence tendre. Tu me tolères sans m'être vraiment attachée.Toutes les balivernes d'amour fusionnel assennées à longueur de pages glacées te sont étrangères. Tu traverses cette vie, imperméable au monde, hantée par tes idées fixes qui te sont propres. Tu détestes parler de toi, tu peux rester des heures le regard perdu sans bouger, sans besoins, inerte.

Aujourd'hui, tu es sortie sans rien dire. La voiture a démarré péniblement vers une destination iconnue. Tu ne me dis jamais rien et j'aime à imaginer que tu vis une existence parallèle et mystérieuse. Tu y rencontres des êtres inquiétants et tu veux m'épargner une révélation insupportable à ton retour. Tu retrouves alors une humanité un peu forcée, chaleureuse qui t'est d'ordinaire si étrangère. Pour préserver ce fantasme, je ne te pose jamais aucune question. Je te vois pourtant chaque vendredi te chausser de grandes bottes luisantes, séduisantes. Tu cours au grenier, et au bruit de glissades sur le plancher, je sais que tu traînes des caisses qui te sont livrées chaque semaine quand je suis au travail. Je n'ai jamais chercher à t'aider.

Des chocs sourds dans l'escalier m'indiquent que tu vas charger le coffre de ton butin avant de partir trafiquer avec tes clients sans visage. Jamais tu n'as cherché à m'expliquer ni me m'a invité à partager tes curieuses expéditions.

Je peux juste constatre que ton regard est fiévreux quand tu reviens, le souffle court, ton visage auréolé de mèches indisciplinées. Tu es douce, presque amoureuse et charmante. Tu trottes dans la pièce en grignottant avec appétit. Plus rien ne compte plus que nous deux avant que tu ne retombes le lendemain dans ton apathie habituelle.

Aujourd'hui donc, j'ai décidé de te connaitre davantage en allant fouiner dans le grenier. Ta photo de classe m'a détourné jusqu'à maintenant de ce désir malsain. Tous les avertissements des légendes insistant sur la curiosité néfaste des compagnons des femmes fantastiques me reviennent en mémoire. Je suis averti du danger que je cours. Sans plus hésiter, je me dirige vers les caisses mystérieuses. Que vais-y trouver ? Avec quels artifices, alambics ou poudres de sorcière accomplis-tu ton coupable commerce ? 

Les planches résistent un peu au pied de biche. Et là, enfin, elles cèdent. Tremblant, je plonge ma main dans les miettes colorées de polystyrène. Un ours en peluche me fixe alors d'un air abruti suivi d'un lapin miteux aux longues dents. C'est donc cela ton secret ! Un recel minable de jouets médiocres pour enfants ? Et moi qui t'imaginais perverse et inventive. Les légendes ont raison, il vaut mieux ne rien savoir. En riant de ma déconvenue, je retourne au salon pour t'attendre. Ce soir, tu seras forcément de bonne humeur; tu pardonneras mon indiscrétion.

La sonnette déchire le silence. je bondis sur mes pieds, tire le verrou et ouvre la porte avec brusquerie. Sur le paillasson se tient une petite demoiselle qui me tend un mouchoir taché de brun avec beaucoup de cérémonie. " Tiens, tu lui donneras à ta copine. Mais tu lui diras bien de ne pas oublier sa promesse d'hier, dans le parc. J'ai pas eu mal pour rien. Tu lui diras bien hein monsieur ? Et tu lui donne à elle, pas à d'autres. Sinon ,j'aurais rien, moi." dit-elle en plissant son petit nez. Interloqué, je m'accroupis, la rassure et promets de livrer la précieuse marchandise en main propre. Rassérénée, la fillette tourne les talons me laissant seul, le mouchoir à la main. En tâtant machinalement le contenu, j'en discerne les contours anguleux, d'une matière solide et résistante. Encore une petite entorse aux secrets, je regarde. Ce sont des dents de  lait, des dents d'enfants fraîchement tombées et même arrachées puisque du sang frais est encore visible.

La nuit est avancée. Tu es revenue comme prévu, câline, heureuse. Pourtant, ton regard s'est durci quand je t'ai présenté l'offrande de la petite. Tu as souri cruellement quand je t'ai rapporté ses récriminations. Je t'ai aussi raconté mes découvertes au grenier. " Tu n'aurais pas dû y aller. Je savais que cela ne pouvait pas durer." Tu m'as fait peur avec tes allusions sinistres. je t'ai attiré dans mes bras pour calmer ta colère.

" Tu sais tout de moi désormais". je me gaussais gentiment de son ton mélodramatique, si différent de son attitude habituelle froide et dédaigneuse. Elle n'était somme toute qu'une trafiquante de jouets de mauvaise facture pour des enfants naïfs qui gobaient les histoires crées par les adultes. Père Noël, lapin de Pâques, lutins, petites souris des premières dents, symboles d'une enfance magique, rêves d'adultes évanouis dans la réalité de la vie.

" Viens avec moi. Je vais te montrer l'entrepôt où je garde tout mon stock. Tu dois m'accompagner allez s'il te plaît". Ton ton joueur, faussement implorant achève de me convaincre de foncer dans la nuit déflorer le secret de ton existence.

La voiture stoppe devant de grands panneaux coulissants et rouillés. A l'intérieur brûlent des chandelles éclairant des étagères bondées de grands cartons. La pièce est tapissé de velours rouge incrustés de pointes émaillées. Partout brillent de petits éclats blancs.

Sur un fauteuil ouvragé est assis un homme pâle aux longs cheveux gris. Il m'invite à m'asseoir avec amitié. Tu te penches vers moi.

" Ouvre la bouche, mon chéri. La petite souris va passer..."

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